La Couturière

Publié le 15 janvier 2025 à 09:02

"Le vrai courage, c’est de chercher la vérité et de la dire, c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe."

— Jean Jaurès

 

Le matin s’étendait sur la ville comme une toile froissée, grise et humide. Sous les premiers éclats d’un soleil timide, Naya s’arrêta devant la vitrine d’un tailleur. Ses yeux glissèrent sur les mannequins figés, leurs costumes parfaits comme des armures. Elle se demanda ce que cela faisait d’être aussi lisse, aussi impeccable, à l’abri des regards perçants qui jugent et condamnent.

Son reflet, flou dans la vitre, lui renvoyait une vérité qu’elle n’osait affronter : elle n’était personne. Une silhouette parmi les ombres, engloutie par une société qui vénérait la perfection comme un dieu. Dans ce monde, les apparences n’étaient pas tout ; elles étaient tout ce qui comptait.

Naya vivait dans un immeuble délabré au bord de la ville, un espace sans nom où les murs s’effritaient comme des souvenirs oubliés. Sa vie était simple, rythmée par des journées de couture dans un atelier où les commandes luxueuses la narguaient. Les robes qu’elle confectionnait étaient destinées à des soirées auxquelles elle ne serait jamais invitée, portées par des femmes qui n’avaient jamais entendu son prénom.

Chaque soir, elle se retirait dans sa chambre, une pièce exiguë encombrée de tissus dépareillés et de fils enchevêtrés. Là, à la lueur d’une lampe vacillante, elle cousait pour elle-même. Ses créations n’étaient pas des vêtements mais des rêves matérialisés : des manteaux ornés de plumes, des robes couvertes d’étoiles brodées. Des tenues qu’elle n’oserait jamais porter.

« Pourquoi fais-tu ça si personne ne les voit ? » lui avait demandé son frère, Elias, lors de sa dernière visite.

Elle avait haussé les épaules. « Parce que ça existe. Parce que c’est moi. »

Mais même à elle-même, cela sonnait faux. La vérité, c’était qu’elle avait peur. Peur d’être vue et rejetée. Peur de se montrer telle qu’elle était, avec ses coutures imparfaites et ses ourlets tremblants.

Un jour, une annonce fut placardée sur les murs du quartier : « Le Bal des Illusions. Une nuit pour révéler qui vous êtes. » Les mots dansaient sur l’affiche comme une promesse.

Naya déchira un feuillet et l’emporta chez elle. Elle savait que ce bal serait rempli de ceux qu’elle admirait de loin : des gens parfaits, scintillants, inaccessibles. Et pourtant, quelque chose au fond d’elle brûlait.

« Tu n’y arriveras jamais », murmura une voix intérieure, froide et acide.

Mais une autre voix, plus faible, chuchotait : « Et si tu essayais ? »

Cette nuit-là, elle se mit à coudre comme jamais auparavant. Chaque point d’aiguille était une bataille contre ses doutes. Chaque fil tiré était une promesse à elle-même. La robe qu’elle imaginait ne ressemblait à aucune autre : un mélange de noir profond et d’argent éclatant, une étoffe qui capturait l’obscurité tout en laissant entrevoir la lumière.

Le soir du bal, Naya hésita longtemps devant son miroir. La robe flottait sur son corps comme une seconde peau, mais son visage semblait étranger. Elle passa une main tremblante sur son masque, une création délicate en dentelle noire qui dissimulait ses traits.

« Tu n’es pas prête », se dit-elle en serrant les poings.

Pourtant, elle sortit. Chaque pas dans les rues éclairées semblait peser une tonne, mais elle continua, portée par une détermination fragile.

Le lieu du bal était un ancien théâtre, transformé pour l’occasion en palais de verre et de lumière. À son arrivée, Naya fut submergée par les éclats de rire et la musique. Des silhouettes élégantes glissaient sur le marbre brillant, leurs costumes et robes rivalisant de splendeur.

Elle resta d’abord à l’écart, observant depuis les ombres. Son cœur battait à tout rompre. Elle avait peur que quelqu’un la reconnaisse, peur que son masque tombe, peur qu’on la démasque comme une imposture.

« Tu es venue pour quoi ? » murmura une voix à l’intérieur d’elle.

Elle inspira profondément et fit un pas en avant.

Chaque mouvement sur la piste était une lutte. Les regards semblaient peser sur elle comme des chaînes, mais elle avançait, lentement. Elle se mit à danser, maladroitement d’abord, puis avec plus d’assurance. La musique vibrait dans son corps, chaque note dissipant un peu de sa peur.

Puis, un homme l’aborda. Il était grand, vêtu d’un costume sombre, et ses yeux brillaient derrière son masque argenté.

« Vous dansez bien », dit-il doucement.

Elle rit nerveusement. « Vous mentez. »

« Peut-être. Mais il faut du courage pour danser quand on a peur. »

Ses mots la frappèrent comme une vérité qu’elle refusait de voir. Elle continua à danser, et avec chaque tour, elle sentit quelque chose changer en elle. Une légèreté qu’elle n’avait jamais connue.

Mais au sommet de sa joie, un rire éclata quelque part dans la salle.

« Qui est-ce ? » demanda une voix moqueuse.

Elle se figea. Son masque, légèrement de travers, laissait entrevoir une partie de son visage. Elle sentit les regards se tourner vers elle, certains curieux, d’autres cruels.

La peur l’envahit. Elle voulait fuir, disparaître. Mais quelque chose l’en empêcha.

Elle releva la tête.

« Oui, c’est moi », dit-elle, sa voix tremblante mais claire.

Le silence tomba. Puis, à sa surprise, un homme applaudit. Puis une femme. Bientôt, toute la salle l’acclama.

Quand elle rentra chez elle ce soir-là, Naya posa sa robe sur son lit et s’assit devant son miroir. Elle se regarda longtemps, sans masque cette fois.

Elle n’était pas parfaite. Mais elle était elle-même.

Et cela suffisait.

 

Ecrit par Chaibate Douaa.

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