Sous la peau de l’ennemi

Publié le 20 octobre 2025 à 14:03

La nuit tombait, avec elle l’ombre froide qui effaçait les frontières, noyant les arbres dans un voile gris. Émile avançait à pas feutrés, le cœur lourd, le souffle court. Chaque craquement de feuille sous ses bottes résonnait comme un coup de feu. Son uniforme était caché sous des vêtements de lin, trop grands pour son corps maigre. La veste appartenait à un paysan mort, son odeur imprégnait encore le tissu. Il l’avait trouvé allongé au bord d’une route, et dans un geste qu’il n’aurait jamais cru possible, Émile avait dépouillé le cadavre.

Il s’était excusé en silence. "Pardonne-moi. Ta mort est mon déguisement. Ta perte sera ma survie."

Dans son sac, plié comme une relique sacrée, reposait le message. Une simple feuille, mais des mots capables de changer le cours de la guerre. Ses supérieurs lui avaient dit : "Traverse les lignes ennemies. Remets-le à nos alliés de l’autre côté. Si tu échoues, nous échouons tous."

Le courage, il ne savait pas ce que cela voulait dire. Était-ce ignorer la peur ou marcher avec elle, main dans la main, comme on traîne un fardeau ?

Il atteignit le village au petit matin. Les ruelles semblaient figées dans un silence inquiet, à peine troublé par le chant lointain d’un coq. Ses doigts tremblaient lorsqu’il serra la poignée de la porte d’une auberge. "Agis comme eux. Respire comme eux. Devient invisible." La salle était sombre, éclairée par une maigre lampe à huile. Un homme le fixait depuis un coin, un fusil posé nonchalamment contre la table.

« Voyageur ? » demanda-t-il, sa voix grave brisant le silence comme une lame.

Émile hocha la tête. Sa gorge était nouée. Il murmura qu’il cherchait du travail. Le fermier l’observa un instant, ses yeux plissés comme s’ils tentaient de percer un voile invisible. Puis il désigna une chaise.

« Assieds-toi. Mange. Ici, on partage. »

Il n’avait pas prévu cet accueil. La peur s’entortillait autour de lui comme un serpent, mais il sourit, malhabile. Le pain avait un goût de terre et de sel. Chaque bouchée semblait un péché, un vol, mais il mastiqua en silence.

Le soir, on l’invita à rester. Un prétexte : les soldats du village rentraient parfois pour patrouiller. S’il repartait trop vite, il risquait de croiser des regards qu’il ne saurait affronter. Il s’installa dans une grange, le dos contre des sacs de blé, le regard fixé sur une fente dans le bois. Par moments, il voyait la lumière de la maison principale. Des ombres passaient : une femme qui portait une cruche d’eau, un enfant qui jouait près de l’âtre.

Ces gens qu’on lui avait appris à haïr vivaient comme les siens. "Ils ne sont pas différents," pensa-t-il, et cette réalisation s’insinua en lui comme un poison.

Le troisième jour, un garçon le trouva dans la grange. Il avait peut-être dix ans, des cheveux ébouriffés comme des blés sauvages, et des yeux clairs où brillait une curiosité innocente.

« T’es qui ? » demanda-t-il en mâchouillant une pomme.

Émile sentit sa gorge se nouer. Il bafouilla une réponse. Le garçon haussa les épaules, visiblement peu intéressé, et s’assit à ses côtés.

« Moi, j’aime pas cette guerre, » dit-il soudain. « Mon père dit que c’est pour notre liberté, mais je sais pas ce que ça veut dire, liberté. Toi, tu sais ? »

Les mots le frappèrent. Non, il ne savait pas. La liberté était un concept qu’il poursuivait sans jamais l’atteindre. La guerre avait pris tout ce qu’il connaissait : sa maison, ses amis, son innocence.

« Peut-être que ça veut dire être comme toi, » répondit Émile enfin. « Courir dans les champs sans se soucier de rien. »

Le garçon rit, un rire léger, comme un vent d’été. "Ils sont comme nous," pensa Émile à nouveau, et la culpabilité s’alourdit dans sa poitrine.

Quelques jours plus tard, il fut découvert. Le fermier avait remarqué sa nervosité. Lorsqu’il surprit Émile en train d’écrire une note, il saisit son bras avec une force qui démentait son âge.

« Qui es-tu vraiment ? »

Émile hésita. Mentir serait inutile. Sa couverture était tombée. Alors il regarda l’homme dans les yeux et dit :

« Je suis un messager. Pas un tueur. Pas un espion. Mais j’ai quelque chose qui doit passer. »

Il s’attendait à être frappé, peut-être tué sur place. Mais le fermier lâcha son bras et recula d’un pas. Ses traits se durcirent, puis se relâchèrent.

« Tu as vu ma famille. Crois-tu que je te livrerais à ceux qui voudraient les détruire ? Pars, avant que je change d’avis. »

Émile hocha la tête, le souffle coupé par cet acte de clémence.

Il quitta le village à l’aube, mais une patrouille l’attendait à la sortie. Les soldats pointèrent leurs fusils sur lui. « Identifiez-vous ! » hurla l’un d’eux. Émile leva les mains. Il leur dit qu’il était perdu, qu’il cherchait sa route.

Mais alors qu’ils s’approchaient, un des hommes, plus jeune, le fixa intensément. "Je te reconnais. Tu étais là, lors de l’embuscade."

Le jeu était fini. Ils l’attrapèrent et le jetèrent à terre. Le message fut découvert dans son sac.

« Un espion. »

Il fut traîné jusqu’à leur camp, une cabane délabrée dans les bois. Ils décidèrent de l’interroger au lever du soleil. La nuit, Émile fut laissé seul, ligoté à une chaise. Il lutta contre ses liens, ses pensées tournant en boucle. "Ai-je échoué ? Tout cela pour rien ?"

Soudain, une silhouette apparut. Le jeune garçon du village. "Je t’ai suivi," murmura-t-il.

Avant qu’Émile ne puisse protester, l’enfant s’empara d’un couteau sur une table et trancha les cordes.

« Pars. »

Mais Émile savait que fuir signifiait mettre le garçon en danger. Les soldats se vengeraient sur sa famille. Alors il prit une décision qu’il n’aurait jamais imaginée : il se tourna vers le garçon et dit :

« Donne-moi le message. »

L’enfant fronça les sourcils, confus.

« Tu peux passer. Moi, je ne peux pas. Ils te laisseront. »

Le garçon protesta, mais Émile fut inflexible. Il plia le papier et le plaça dans la poche du garçon, puis murmura :

« Courir, c’est être courageux aussi. Sauve-nous. »

Le matin, Émile fit face à ses interrogateurs. Il inventa une histoire. Il parla d’une note vide, d’un faux message conçu pour détourner leur attention. Le capitaine haussa un sourcil mais finit par soupirer.

« Tuez-le. Cela n’a plus d’importance. »

Émile, attaché à un poteau dans une clairière, ferma les yeux. "Le courage, ce n’est pas d’échapper à la peur," pensa-t-il, "c’est de l’affronter pour quelque chose de plus grand que soi."

Le coup partit.

Le message, porté par l’enfant, atteignit sa destination. Le village fut libéré deux semaines plus tard. On retrouva Émile, enterré dans une fosse commune. Ses derniers mots écrits sur un morceau de tissu furent gravés sur une pierre par ceux qu’il avait sauvés :

"Ils ne sont pas différents. L’amour et la peur nous font agir. Choisissez l’amour."

 

Écrit par Chaibate Douaa

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