Pétrifiée

Publié le 24 mars 2025 à 11:14

« Elle n'était qu'une ombre dans un monde d'hommes, mais l'ombre a une force : 

elle dessine ce que la lumière ignore. »

— Hélène Cixous, Le rire de la Méduse

 

Le ciel se teintait d’un gris opaque, lourd d’orage, quand Galinéa atteignit l’entrée de la grotte. La terre sous ses pieds était encore marquée des traces de sa fuite désespérée, ses pas enfoncés dans la boue trahissant son élan paniqué. Elle respirait par à-coups, un mélange de douleur et de rage, ses bras serrant autour d’elle les lambeaux de sa tunique. Derrière elle, le village semblait s’effacer dans un lointain irréel, comme si l’univers entier se rétrécissait autour de cette faille dans la roche.

Le sanctuaire était là. Elle l’avait toujours connue sans y être jamais entrée, comme un secret soufflé par le vent. Ce lieu, disait-on, était né de la colère des anciens dieux, une gorge ouverte dans la chair de la terre. Galinéa hésita un instant devant l’obscurité béante, ses jambes tremblant sous le poids de son propre corps. Mais derrière elle, le silence des plaines, si vaste, si oppressant, la poussa à avancer.

Les premiers mètres furent un combat. Ses mains cherchaient l’appui des parois rugueuses, et chaque mouvement réveillait la douleur qui la lacérait. Elle trébucha sur des roches humides, s’effondrant presque dans une flaque glacée. Mais elle se releva, le souffle court, la gorge nouée, et continua à avancer, comme si quelque chose dans les profondeurs l’appelait.

La lumière du jour mourait rapidement, remplacée par une obscurité dense, vivante, qui semblait s’étendre autour d’elle. L’air était saturé d’une humidité étouffante, et l’odeur de la pierre mouillée emplissait ses narines. Une mince veine d’eau serpentait à ses pieds, son murmure doux et incessant résonnant contre les parois. C’était un chant sans paroles, un écho venu d’un autre temps.

Enfin, elle atteignit une vaste chambre souterraine. Là, des stalactites pendaient comme des crocs, leur surface luisante réfléchissant la lumière vacillante d’un puits naturel. Une flaque d’eau calme s’étendait en son centre, noire comme un abîme. Galinéa s’en approcha, ses pieds nus frôlant le sol glacé.

Elle se pencha au-dessus de l’eau, attirée par son reflet. Ce qu’elle vit la fit reculer d’un pas. Ce n’était pas seulement son visage qui apparaissait, mais quelque chose de plus profond. Ses yeux, si familiers, étaient devenus deux braises, éclatants d’une lumière intérieure. La douleur qu’elle portait semblait avoir gravé dans son regard une force qu’elle ne connaissait pas.

Les souvenirs reviennent par vagues, brutaux et inexorables. Les rires rauques d’Acron, le fils du prêtre, qui s’était fait un plaisir de la traquer. Les mains d’Eryos, rugueuses et insistantes, qui l'avait plaquée contre la roche. Et Lykas, cet éternel suiveur, dont les yeux avaient brillé d’une excitation malsaine. Ils l’avaient trouvée ici, dans ce sanctuaire qu’elle croyait inviolable, et avaient fait d’elle une proie.

Elle se souvenait de ses propres cris, avalés par la pierre. Elle avait frappé, griffé, mordu, mais ils étaient trois, et sa lutte n’avait fait qu’attiser leur violence. Quand tout fut terminé, ils s’étaient éloignés en riant, la laissant brisée, seule avec son silence.

Mais ce silence, elle le comprenait maintenant, n’était pas une fin. C’était une arme.

Elle resta dans la grotte des heures, peut-être des jours. Le temps y perdait son sens, englouti dans l’immobilité de la pierre. Elle se nourrissait de l’eau fraîche et des herbes qui poussaient à l’entrée, ses forces revenant peu à peu.

Chaque nuit, le miroir d’eau la rappelait. Elle se penchait au-dessus, plongeant son regard dans ses propres yeux. Il y avait là une histoire qu’elle commençait à comprendre, un héritage ancien qui montait à la surface. La légende de Méduse lui revenait en mémoire : une femme trahie par les dieux, punie pour un crime qu’elle avait subi. Son regard, disait-on, avait le pouvoir de pétrifier les hommes.

« Peut-être que ce n’était pas une malédiction, » murmura Galinéa un soir. Sa voix brisa le silence, se répercutant contre les murs comme un écho d’elle-même.

Elle se leva, droite comme une lance, et quitta la grotte.

Quand elle arriva au village, un murmure parcourut la foule. Sa silhouette, maigre mais imposante, contrastait avec la jeune fille docile qu’elle avait été. Ses cheveux, autrefois soigneusement coiffés, cascadent en mèches sauvages autour de son visage. Ses yeux, surtout, captivaient : deux lames d’acier brillant d’une intensité presque insoutenable.

Elle marcha jusqu’à la place centrale, où les villageois s’étaient rassemblés pour l’ignorer ou l’observer en silence. Elle sentit leurs regards curieux, craintifs, accusateurs. Mais elle les défia tous, un par un.

« Je veux parler » dit-elle enfin.

Le silence s’installa, profond comme la grotte qu’elle venait de quitter.

Elle raconta ce qui s’était passé. Les mots coulaient de sa bouche, précis, implacables, comme l’eau qui creuse la pierre. Elle nomma les trois hommes, les regardant en face. Acron rougit violemment, les mains crispées sur ses genoux. Eryos détourna les yeux, fixant obstinément le sol. Lykas, lui, tenta de rire, mais sa voix se brisa en un gargouillement pathétique.

La foule ne bougeait pas. Certains murmuraient entre eux, d’autres semblaient pétrifiés, incapables de réagir. Mais Galinéa n’attendait pas leur approbation. Elle n’attendait rien d’eux.

Les jours suivants furent un combat. Les langues se déliaient peu à peu, mais pas toujours en sa faveur. Certains l’accusaient d’avoir provoqué les hommes, d’autres chuchotaient qu’elle avait inventé l’histoire pour attirer l’attention. Mais elle tenait bon, affrontant chaque regard, chaque mot avec une force qu’elle puisait dans la grotte.

D’autres femmes commencèrent à venir la voir, d’abord en secret. Elles parlaient à voix basse, leurs yeux pleins de larmes. Certaines n’avaient jamais mis de mots sur ce qu’elles avaient vécu. Avec Galinéa, elles osaient enfin.

Un soir, elle retourna à la grotte. Elle avait apporté un sac de pierre et de métal. Toute la nuit, elle sculpta. Ses mains, guidées par une énergie féroce, façonnaient des visages : des masques figés dans des expressions de peur, de colère, de détermination. Quand le jour se leva, elle les disposa autour du miroir d’eau, comme un cercle d’âmes veillant sur ce sanctuaire.

Des mois passèrent. Le village changeait lentement. Les trois hommes avaient quitté l’île, incapables de supporter le poids de leur propre honte. Galinéa, elle, continuait de parler. Elle ne cherchait ni vengeance ni pardon, seulement la vérité.

Un jour, une fillette du village s’aventura dans la grotte. Elle trouva Galinéa assise près de l’eau, contemplant son reflet.

« Pourquoi es-tu restée ici ? » demanda-t-elle.

Galinéa sourit doucement.

« Parce que la pierre se souvient, même quand le monde oublie. »

Et dans l’obscurité de la grotte, les murmures des stalactites prenaient des allures de chants.

 

 

Ecrit par Chaibate Douaa à l'occasion du concours Expos Projections du Crous de Bordeaux,

dans la catégorie des Nouvelles sur la thématique "Courage", année 2025.

Ajouter un commentaire

Commentaires

Il n'y a pas encore de commentaire.