Les Cordes de la Peur

Publié le 27 avril 2025 à 20:06

Le violon, posé sur la table, semblait respirer. Nathan le fixait, immobile. Il était là, seul dans la salle de répétition, enfermé avec l’instrument. Le violon avait une aura étrange, presque inquiétante, mais d’une beauté indéniable : son bois était sombre, d’un brun profond qui captait la lumière pour la transformer en ombre. Les cordes, tendues comme des fils d’acier, vibraient imperceptiblement, comme si elles contenaient une force retenue, prête à éclater.

« Tu dois jouer, Nathan », avait ordonné le maestro, en lui tendant l'instrument ce matin-là. « Pas juste jouer. Tu dois dompter cet instrument. Si tu réussis, tu deviendras inoubliable. Si tu échoues... » Il n’avait pas fini sa phrase, mais ses yeux avaient tout dit.

Ce soir, Nathan devait se produire pour la première fois devant un public prestigieux : ambassadeurs, critiques, musiciens de renom. Sa carrière était en jeu. Mais ce violon… quelque chose clochait. Il avait entendu les murmures dans les couloirs, des rumeurs à peine voilées sur la "malédiction" attachée à cet instrument. On disait que chaque note jouée révélait les peurs les plus profondes du musicien au public.

Nathan était doué, cela, il ne le niait pas. Mais était-il prêt à exposer son âme ?

La lumière du jour, pâle et diffuse, pénétrait à travers les rideaux de la salle de répétition. Nathan se leva, saisit le violon et cala son menton contre l’éclat glacé du repose-menton. L’archet tremblait entre ses doigts. Il ferma les yeux. Une note, juste une, pour s’habituer.

La première vibration résonna dans la pièce comme un souffle glacé. Il sentit un frisson courir le long de son dos. Une image éclata dans son esprit : un auditorium vide, une lumière crue sur une scène déserte. Il était seul, minuscule, face à un silence oppressant.

Il arrêta de jouer, secouant la tête pour chasser la vision. Sa respiration était courte, hachée. Il posa l’instrument, mais ses doigts étaient engourdis, comme s’ils avaient été drainés de leur énergie.

Nathan sortit dehors pour respirer. Le soleil, timide derrière un voile de nuages, n’apportait aucun réconfort. Dans la rue, des enfants jouaient au ballon, insouciants. Une vieille femme traînait son caddie, et un marchand ambulant hélait les passants. Mais Nathan n’entendait rien de tout cela. Ses pensées étaient accrochées au violon.

Le soir tomba. La salle de concert était un écrin de velours et d’or. Les murs, parés de moulures, semblaient retenir l’écho de milliers de récitals. Nathan, en coulisses, ajustait sa chemise. Le maestro lui tapota l’épaule. « Tu es prêt. Ce soir, ils ne verront que toi. »

Lorsque Nathan entra sur scène, le silence tomba comme une chape de plomb. Les regards le transperçaient. Il avançait lentement, le violon dans une main, l’archet dans l’autre. La scène semblait infinie, le chemin jusqu’au centre interminable.

Il se posta sous le faisceau de lumière. Le violon glissa dans sa position. Sa gorge était sèche. Il inspira profondément, ferma les yeux, et laissa l’archet effleurer les cordes.

La première note jaillit, claire et pure, mais immédiatement, le monde changea. Devant lui, la salle s’effaça. À sa place, une forêt sombre apparut, ses arbres immenses aux branches tordues formant un plafond étouffant. Il était seul, le violon à la main.

Au fil des notes, ses peurs prenaient forme. Une foule se dressa devant lui, ses visages flous, anonymes, mais leurs murmures étaient déchirants. Il entendait leurs critiques, leurs moqueries. « Trop faible. Trop fragile. Pas assez bon. »

Les murmures devinrent des cris. Les arbres autour de lui semblèrent se refermer, comme pour l’écraser. Nathan continua de jouer, mais chaque mouvement de l’archet lui coûtait une part de lui-même. Ses mains tremblaient, son souffle était court.

Puis il vit son père. Un homme austère, les bras croisés, debout dans l’ombre. « Tu ne seras jamais à la hauteur », disait-il d’une voix froide. Nathan sentit son cœur se briser, mais il ne cessa pas de jouer.

« C’est pour ça que je joue, se dit-il. Pour prouver que j’en suis capable. »

La musique changea. Elle devint plus douce, plus fragile. Les visages dans la foule s’effacèrent. La forêt s’éclaira. Nathan se revoyait enfant, jouant seul dans sa chambre, le violon entre ses mains. Il se souvenait des heures passées à apprendre, à échouer, à recommencer. Il se souvint des larmes de frustration, mais aussi des instants de pure joie.

Le courage, comprit-il, n’était pas l’absence de peur. C’était avancer malgré elle.

Alors, il joua comme il n’avait jamais joué. La salle, revenue autour de lui, était suspendue à ses notes. Les spectateurs étaient silencieux, fascinés.

Lorsque la dernière note mourut, Nathan ouvrit les yeux. Il était en sueur, épuisé, mais la salle était toujours là. Les applaudissements éclatèrent, puissants, tonitruants, mais ils n’importaient pas. Ce qui comptait, c’était qu’il avait affronté ses propres ombres.

En coulisses, le maestro l’attendait. « Tu l’as fait, Nathan. Tu as dompté le violon. »

Nathan sourit faiblement. Il savait que le violon ne serait jamais vraiment dompté, qu’il y aurait toujours une part de lui-même à exposer, un prix à payer. Mais il savait aussi qu’il jouerait à nouveau. Parce que le courage n’est pas de ne pas tomber, mais de se relever, encore et encore.

 

 

Ecrit par Chaibate Douaa.

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